Guy Corneau : entretien et portrait

Propos recueillis par Catherine Balance

(Revue Recto-Verseau – septembre 1997)

CB : Dans ” Père manquant, fils manqué “, tu écris que tu as été comédien…

GC : Oui, le théâtre était la passion numéro un de ma vie. Et, si aujourd’hui je travaille beaucoup sur scène, ce n’est pas étranger au fait que j’ai fermé mon cabinet. Je commence à introduire les acteurs dans mes conférences. J’aime beaucoup l’intensité que permet le théâtre. L’élément de présence est très important, l’élément d’ici et maintenant. J’ai travaillé longtemps au théâtre. J’ai même eu une petite compagnie professionnelle pendant quelques années. J’ai écrit, joué, chanté, j’ai fait de la musique pour le théâtre. De 13 à 27 ans, le théâtre était la principale activité de ma vie, la grande révélation, je dirais.

CB : Etais-tu déjà habité à l’époque, aussi jeune, par des thèmes comme l’identité masculine, la relation amoureuse ?

GC : Je pense que j’ai toujours été très préoccupé par le sens de la vie, le sens de l’univers, le sens de l’existence.

La première pièce que j’ai écrite s’appelait La complainte de Fleur de Lysée Fortin. C’était l’histoire d’une femme déchirée entre son père et son copain. Parallèlement au récit dramatique, certains tableaux amenaient à une réflexion sur l’inconscient. Mes pièces ont toujours été travaillées à deux niveaux : le niveau symbolique et le niveau réaliste, un peu comme dans le choeur grec… C’était déjà un questionnement sur l’âme, sur les choix, sur le sens profond de la vie. C’était ma préoccupation principale à l’époque et la relation amoureuse, l’identité masculine sont des thèmes qui m’ont attiré plus tard. Il s’agissait probablement de nettoyages que j’avais à faire sur moi-même. J’avais à nettoyer la relation avec mon père, j’ai vu ensuite que cela pouvait servir à plusieurs de mes patients et ça a amené la création des groupes d’hommes. Ensuite, toute la difficulté de mes relations amoureuses m’a interpellé. Alors, je me suis mis à travailler très assidûment là-dessus.

L’amour en guerre

CB : L’écriture d’un livre comme ” L’amour en guerre ” a-t-elle pris des années ou quelques mois ?

GC : ça a pris des années, quatre ou cinq ans. C’est un livre qui a été arraché page par page à une profondeur. Je l’ai arraché de mes tripes, comme un enfant dont on accouche mais très lentement, un mois par ci, un mois par là.

CB : Je trouve qu’il n’y a rien à jeter dedans, pas une ligne, pas une virgule…

GC : J’ai fait un gros travail de réduction, je l’ai sérieusement amaigri. J’ai longtemps cherché le ton du livre. Il y a un ton d’ouverture, de compréhension, il y a une douceur auxquels je tenais absolument. Il n’y a pas trop de jugements, à part peut-être quelques-uns qui m’ont échappé. J’étais content de pouvoir parler de choses très difficiles comme les rapports mère-fils, par exemple, d’une façon qui permette à tout le monde de se retrouver sans se sentir jugé, tout en disant les vraies choses. Et ça m’a pris beaucoup de temps avant de trouver. Pour les chapitres sur la relation mère-fils, j’ai dû attendre le ton juste pendant deux ans, au point de m’interdire d’écrire en me disant : ” non, ce n’est pas encore le ton, il me reste trop de choses à régler moi-même, j’ai toujours de la colère contre ma mère, ce n’est pas le moment d’écrire ça “. C’est un livre qui a été fait de beaucoup d’attente. D’attente de la chose juste et même après, quand il a été mis sur papier, d’attente à nouveau pour le corriger, l’amener à un point encore plus exact. Je suis content du résultat. C’est un bon miroir. Mais j’ai aussi sacrifié des parties que j’aimais beaucoup et que je reprendrai ailleurs.

CB : Tu ne parles pas de l’usure du désir, qui est souvent une cause d’essoufflement dans le couple ?

GC : Je n’en parle pas parce que je n’en ai pas beaucoup l’expérience. Je me suis bien rendu compte autour de moi que beaucoup de couples s’usent à travers la routine du quotidien. Mais c’est une chose que je ne connais pas dans ma vie. C’est pour cela que le livre ne propose pas de recettes. Ce qui m’intéresse ce n’est pas tant que les gens se séparent ou qu’ils restent ensemble, c’est plutôt qu’ils en profitent pour apprendre quelque chose de profond par rapport à eux-mêmes et à leur vie et surtout qu’ils puissent se servir de l’union avec l’autre comme d’un tremplin vers une union plus profonde encore avec l’univers. Que la découverte organique de l’autre permette une découverte organique de l’univers, de l’union et de la communion profonde.

Au fond, j’aurais envie de dire aux gens : ” Aimez profondément la personne avec qui vous vivez et si l’élan meurt, posez-vous des questions “. Car soit il s’agit d’une crise qui permet d’aller vers un renouveau, soit elle conduit à la rupture. Bizarrement, tout en étant profondément et passionnément engagé avec le cœur, avec les tripes, avec le sexe, il faut aussi connaître un certain détachement. Il y a beaucoup de gens qui sont prêts à recevoir la crise comme un questionnement mais qui ne sont pas prêts à accepter le détachement. C’est ce paradoxe-là qui m’intéresse le plus.

CB : On ne sait pas se séparer des gens. On vit ça comme un drame, toujours. Dans la mythologie de chacun, une histoire doit durer, c’est un standard du couple.

GC : C’est là que se situe le problème. La société est très impliquée dans le couple. Avant, c’était la religion. Il y a beaucoup de choses qui poussent au couple. Notre instinct bien sûr, mais aussi beaucoup de formalisations…

CB : … dont le mariage…

GC : Oui, mais cela ne sert pas toujours le couple, la vie amoureuse réelle et profonde. Si les êtres allaient davantage vers leur spontanéité, cela ne veut pas dire qu’ils briseraient leurs engagements, au contraire. Mais ils redécouvriraient une spontanéité à deux.

CB : Si les gens avaient moins peur d’être quittés, ils seraient moins confrontés aux problèmes que peut soulever la peur d’être abandonné.

GC : Oui, en effet. Cela demanderait à chacun un travail profond de réunion avec soi-même et avec l’univers. Les angoisses nous révèlent combien nous sommes séparés du processus vital. Il s’agit toujours en arrière-plan de l’angoisse de mort, de l’angoisse de ne pas durer – “notre couple ne dure pas” -, l’angoisse de perdre le milieu affectif. Cela nous parle du manque de souveraineté en nous-même, du manque de cohésion et d’amour par rapport à l’univers. Cela repose sur une méconnaissance, une ignorance de l’univers dans lequel on vit. Nos souffrances nous aident peu à peu à découvrir qu’il n’y a que l’amour, que nous sommes entourés d’amour, tout le temps, et qu’il nous permet de nous adoucir, de nous détendre et de nous soutenir… Mais c’est un long apprentissage. Il y a des êtres qui en sont très proches et d’autres qui en sont très loin, ceux qui vivent dans la dépendance et pour lesquels seulement un être peut remplir l’univers. Sinon, ils estiment que cela ne vaut pas la peine de vivre. Je crois que les êtres apprennent à travers toutes ces expériences. Ils vont vers eux-mêmes à travers elles. Et parfois ils en meurent.

CB : Encore qu’ils ne veulent pas toujours le voir, mais c’est sûr, ça sert à cela.

GC : Mais ils ne sont pas obligés de le voir non plus, chacun est vraiment libre. C’est cela qui est extraordinaire dans cette aventure. Chacun est vraiment libre d’ouvrir ses yeux ou de ne pas les ouvrir. Mais je pense qu’à la limite, quand la souffrance devient vraiment intolérable et abrutissante, on ouvre les yeux de toute façon et on décide de prendre un autre chemin. ??a peut prendre les trois-quarts d’une vie ou une vie toute entière ou bien des vies, mais il s’agit toujours de la même chose. La privation d’une vision, d’une vue, d’un sens devient tellement douloureuse que cela nous oblige à nous nourrir. Quand on a faim on mange. Le principe de l’univers est aussi simple que ça. Quand des être s’aveuglent énormément, à un moment donné, ils ont tellement envie d’entendre quelque chose qu’ils ouvrent leurs oreilles.

Ce qui m’intéresse en fait, c’est de se servir de la relation comme d’un miroir et d’être à l’écoute de ce qu’un problème réveille en soi. L’univers dans lequel on vit est un hall de miroirs. Les gens que nous rencontrons sont nos miroirs, ils représentent des facettes de nous-mêmes. C’est la meilleure façon d’apprendre à se connaître vraiment. C’est comme pour se maquiller ou se laver, c’est plus facile avec un miroir. Si les autres n’étaient pas là pour nous révéler à nous-mêmes, nous ne nous connaîtrions pas.

CB : Tu as fermé ton cabinet et maintenant quels sont tes projets ?

GC : Aujourd’hui, j’ai plus de liberté alors je peux commencer à penser à des projets spéciaux (1). J’aimerais mettre en place une sorte de troupe d’intervention pour faire à la fois des conférences, des séminaires, des ateliers et des spectacles sur des thèmes précis. Il y aurait en premier plan, en vitrine, les rapports humains entre parents et enfants ou hommes et femmes et puis, en arrière-plan, on traiterait de questions plus profondes sur la sexualité, la spiritualité, sur le sens de l’existence. La troupe serait composée de thérapeutes, de techniciens et d’artistes qui pourraient se déplacer et intervenir dans un milieu comme Paris, par exemple, en s’y installant pendant plusieurs semaines. Les spectateurs pourraient assister à un spectacle, à une conférence ou, s’ils le souhaitent, à deux soirées de séminaire. Et s’ils veulent aller encore plus loin, ils participeraient à un atelier de deux jours. Dans chaque ville, des artistes et des thérapeutes locaux seraient invités à se joindre à l’événement. Ce serait une sorte de mouvement de conscience et de joie qui respecterait le sens profond de la vie et de la créativité humaine. Ce qui m’intéresse, c’est de trouver des alliés, des partenaires pour ce type de démarche.

Parallèlement, ma carrière continue avec des conférences, des ateliers et des séminaires, seul ou avec des collègues. Mais ce ne sera plus jamais le théâtre pour le théâtre ou les conférences pour les conférences mais plutôt un mélange de plusieurs disciplines pour répandre des formes nouvelles. Je vais donner au mois de mai une conférence à Paris avec Christiane Singer (2). Le thème en est l’amour comme chemin vers le divin, l’amour humain, personnel. ??a s’appelle La métamorphose de l’amour. Nous allons travailler en trio avec une harpiste, comme des instrumentistes. Christiane Singer parlera cinq ou dix minutes et je parlerai cinq ou dix minutes. Nous nous répondrons l’un l’autre et la harpe soutiendra les élans, les moments où la pensée s’intensifie et aussi ceux où elle retombe, avant que l’autre reprenne la parole.

CB : Ce sera improvisé totalement ou seulement en partie ?

GC : Nous aurons chacun un canevas dont nous aurons discuté au préalable. Il y aura un scénario de base, un cadre à partir duquel nous improviserons. Nous saurons d’où nous partons et où nous arrivons, quelles seront les articulations du discours de chacun, les grandes idées et à partir de là, nous nous inspirerons l’un l’autre pour mélanger nos deux réflexions. C’est comme du jazz, du jazz-fusion, c’est chercher le sublime à un, à deux, à vingt-quatre…. Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est de vivre ce genre d’expérience, de la partager et surtout, d’inspirer les gens qui y assistent pour qu’ils aient envie de faire la même chose. C’est comme un courant d’énergie, d’amour, de joie.

CB : On aimerait que beaucoup de gens pensent comme toi…

GC : (Rires) Mais il y en a beaucoup plus qu’on pense ! Il y en a de plus en plus… Nous sommes dans un monde qui est en train de basculer complètement vers le meilleur… et vers le pire.

CB : Le pire peut amener au meilleur…

GC : Le pire ne peut qu’amener au meilleur !

Notes :

(1) En avant-première de ces ” projets spéciaux “, Guy Corneau a organisé en septembre dernier un séminaire de cinq jours sur le thème du Graal dont les ateliers étaient animés conjointement par des thérapeutes et des artistes du mouvement (danse, expression corporelle, etc.). Les participants étaient conviés à s’approprier et à jouer des fragments de la Légende dans le but d’exprimer les émotions profondes émergeant en eux au fur et à mesure du jeu théâtral. Le rôle des thérapeutes était de les accompagner et de les soutenir dans cette démarche, celui des artistes de les familiariser aux techniques créatrices. Il s’agissait de prolonger le travail sur les noeuds émotionnels et psychiques par une expression artistique active.

La question du Graal, de la spiritualité dans son opposition traditionnelle à l’incarnation, à la matière est un thème cher à Guy Corneau. Son travail va dans le sens d’une réunification entre la matière et le divin, d’une réhabilitation du corps comme ” expression du divin “. Nous y reviendrons dans un prochain dossier consacré à la Légende du Graal.

 

(2) auteur de Une passion (sur la passion d’Héloïse et Abélard), aux éditions Albin-Michel, 1994